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mercredi 29 décembre 2010

Pied de Tomate




Enfin, il sortit…

Pygmalion, s'il avait dû sculpter l'incarnation de la beauté masculine, n'aurait jamais pu espérer obtenir un tel résultat. Homère, s'il avait dû par des mots décrire la perfection, se serait senti bien désemparé à la vue de ce jeune éphèbe. Narcisse, s'il l'avait vu, aurait détourné les yeux de son reflet et les neufs muses d'Apollon se seraient tues devant la grâce, l'élégance et le charme qui animaient son corps.

Moi, qui jusque là n'avait été ébloui par personne, j'étais littéralement abasourdi devant une telle création de la Nature. Comment décrire la splendeur incarnée, comment expliquer par des mots l'effet que ce jeune homme exerçait sur moi, comment résister à l'enivrement que sa présence me procurait ?
La salopette en tissu qui enveloppait son corps laissait transparaître une silhouette parfaite, la lumière vespérale donnait à sa peau tannée d'envoûtants reflets mordorés et le soleil couchant dessinait sur son corps des ombres enchanteresses. Chacun de ses gestes était un spectacle pour mes yeux de jeune adolescent. Le moindre de ses mouvements était doté d'une sensualité et d'une virilité qui inspiraient à mon corps des sensations alors méconnues, qui susurraient à mes oreilles des pensées impures et qui faisaient naître au plus profond de mon être des envies charnelles. Lorsqu'il se penchait pour arracher les mauvaises herbes qui venaient étouffer les frêles pousses, lorsque, pour venir en aide à un pied de tomate fatigué, il redressait d'un geste souple et assuré le tuteur salvateur, lorsqu'il essuyait du revers de sa main les gouttes de sueur qui perlaient sur son front, chaque centimètre carré de ma peau tremblait et mon cœur bondissait dans ma poitrine comme un animal blessé.

Depuis deux mois j'assistais au spectacle vivant de la beauté. Depuis deux mois ce jeune jardinier colorait mes journées et hantait mes nuits blanches.
Je me décidai un beau jour à sortir de mon refuge et m'extirpai de ma chambre pour aller m'installer dans le jardin où la nature en éveil s'évertuait à réjouir les cinq sens de l'homme : elle souffrit gravement de la comparaison avec l'ange de beauté qui se tenait là, à quelques mètres de moi. Les senteurs qu'elle versait dans ses fleurs étaient fades, les couleurs qu'elle parsemait sur chaque pétale éteintes, la caresse de la brise de mai qu'elle soufflait sur mon visage rugueuse, les chants des oiseaux printaniers qu'elle orchestrait déplaisants et les fruits gorgés de soleil qu'elle offrait insipides. Elle avait beau s'efforcer, elle ne pouvait rivaliser avec l'odeur musquée et masculine que son corps exhalait, avec l'alliance parfaite du noir de ses cheveux, du brun de sa peau et du vert profond de ses yeux, avec la caresse fantasmée de ses larges mains, avec la douce mélodie de sa voix et avec le goût de sa salive prometteuse.

Je garde en mémoire le souvenir du premier regard qu'il posa sur moi et du premier sourire qu'il m'offrit. À cet instant précis, un Cupidon invisible apparut et sa flèche, décochée avec force et précision, transperça mon torse et meurtrit mon cœur à tout jamais.

À la fin de ces délicieux beaux jours, il est parti comme il est venu, splendide et silencieux. Je ne l'ai jamais revu mais, aujourd'hui encore, je me rappelle l'amour silencieux que j'ai porté à cet Adonis l'espace d'un été.


mardi 14 décembre 2010

Lettre à mon avocat




Je n'ai eu le temps d'exprimer mes sentiments
Car on t'a arraché du jardin, bel Adam.
Dés lors, amante esseulée, Eve solitaire,
Le chagrin me ronge dans ce brûlant désert.

Quand je te vis, de peccamineuses pensées,
Que malgré mes efforts, je ne pouvais défaire
M'agitèrent l'esprit et m'auraient envoyée
périr sur le feu au plus profond des enfers.

Mon cœur m'assurant que toi, mon fidèle Orphée
Décroché de l'arbre descendrait me chercher
J'acceptai sur l'instant ce divin châtiment.

De détestables mains, un matin, t'emmenèrent,
Je dus assister sans ne pouvoir rien y faire
A tes adieux silencieux, toi mon bel amant.

Maison d'hiver


Bercée par les vents citronnés, je courais et virevoltais dans les bois de chênes et de hêtres. La Sicile, petite île magique de la Mer du milieu, avait été le paradis terrestre dans lequel ma mère, la sage Déméter, avait choisi de m'élever, loin des passions jalouses, des amours haineuses et des sanglants dénouements propres à notre famille. Je passais mes journées à déambuler dans ce féerique cadre, enivrant mon coeur d'images, d'odeurs et de sensations uniques. Mes journées étaient dédiées aux promenades en forêt et aux jeux avec les nymphes et, à la tombée du jour, ivre de bonheur, je rejoignais ma mère, le sourire aux lèvres, le coeur débordant de joie.

Ce bonheur, qui n'aurait dû cesser, prit fin un matin d'avril. Alors que je me promenais avec les naïades, je m'éloignai de mes compagnes aquatiques l'espace d'un instant pour cueillir un bouquet de violettes. Envoûtée par les délicats arômes des petites fleurs, je ne pus voir qu'un homme s'approchait de moi. À peine sentis-je la pression de sa main sur mes épaules que la terre sous mes pieds s'ouvrit brusquement. Durant la chute qui nous conduisait vers le centre de la Terre, je pus examiner de près mon ravisseur. Homme à la taille impressionnante et à la musculature titanesque, cette virilité débordante était suavement équilibrée par des yeux d'un vert profond que dominaient d'épais sourcils. Ses lèvres pleines et charnues étaient entourées d'une barbe noir de jais et de larges boucles ébènes venaient couronner ce divin faciès. L'homme posait sur moi un regard d'une douceur amoureuse, et ce fut rapidement que je compris la raison de mon enlèvement : Eros avait de son arc décoché deux de ses flèches, et sans en ressentir l'amère blessure, j'avais été désignée comme l'une de ses victimes. Je ne sais combien de temps dura notre voyage, mais nos pieds finirent par toucher le sol et c'est lorsque je jetai un coup d'oeil aux alentours que je devinai l'identité de mon étrange ravisseur.

Ma mère avait de nombreuses fois évoqué les légendes familiales, mais petite, une en particulier me fascinait : celle de son enfance. Alors qu'elle n'était qu'un nouveau-né, son père, comme il l'avait fait et le ferait pour ses autres enfants, l'avait avalée, craignant de sa progéniture qu'elle ne vienne à contester un jour son pouvoir. Ce fut le benjamin, substitué par une pierre lors de ce rituel barbare, qui, une fois les années de l'enfance derrière lui, revint libérer ses frères et soeurs de l'estomac paternel. Une fois hors de danger, chacun d'eux se vit attribuer un domaine sur lequel règner. Les trois soeurs avaient eu la charge du foyer et du feu, de la femme et de la maternité, des champs et des moissons. Le petit frère, lui, avait élu domicile dans les cieux, le frère cadet au plus profond des eaux, et l'aîné dans les entrailles de la terre. C'était donc la main de mon oncle Hadès, maître du royaume des morts, que j'avais sur l'épaule.

Les premiers jours passés au centre de la Terre furent d'une tristesse sans nom. La lugubre Styx, dont les remous charriaient les morts, ne pouvait me divertir comme le faisait ses soeurs, le palais magnifiquement décoré de mon oncle souffrait de la comparaison avec les bois d'Enna, et les nourritures pourtant raffinées que l'on me présentait n'étaient rien à côté des trésors gustatifs que nous offrait notre terre sicilienne, mais surtout, la compagnie d'Hadès ne savait compenser l'absence de ma mère. Les jours passèrent et je finis par m'habituer à ma nouvelle demeure. Un soir, fatiguée du jeûne que la mélancolie m'avait imposé, j'acceptai de partager le dîner de mon oncle. La main guidée par mon vide estomac, je saisis une grenade et alors que je croquais l'une de ses petites perles sanguines, un jeune homme – je sus plus tard qu'il était mon cousin –, fit irruption.

Sur ordre de Zeus, il avait le devoir de m'amener sur le mont Olympe. Ma mère, en proie à une incommensurable tristesse avait en effet oublié les récoltes des hommes et le blé, qui constituait leur principale source de nourriture, avait brûlé au soleil, les laissant démunis et affamés. Les Dieux, ne pouvant supporter la vision de cette humanité famélique, avaient décidé de répondre aux implorations maternelles pour que cessent les souffrances terrestres.

Conduite devant le maître de l'Olympe, je retrouvai dans ce monde nébuleux ma mère, ainsi que l'ensemble de ma famille. Oncles et tantes, cousins et cousines, tous étaient présents à ce jugement, dont j'étais, bien malgré moi, la raison. Ma mère, quoique la mine fatiguée, rayonnait. Nos retrouvailles l'emplissaient d'allégresse et, sereine quant à la décision divine, elle m'assurait de mon départ imminent du sinistre territoire. Zeus mit subitement fin à son bonheur aveugle, annonçant qu'ayant gouté à la nourriture dans le royaume d'Hadès, ce grain de grenade que déjà je regrettais, j'étais maintenant liée à ce monde souterrain et n'avais d'autre choix que d'y vivre. Ma mère annonça à Zeus, que si telle était sa volonté, il devrait s'habituer à voir mourir les hommes : sans sa fille, elle ne saurait trouver la force de s'occuper des champs et des récoltes.

Après de longues heures de discussion, voici ce que les Dieux décidèrent. Je devais, dès lors, passer six mois de l'année en compagnie de ma mère sur cette île qui m'avait vu naître. Heureuse car me sachant à ses côtés, elle se montrait d'une générosité sans limite avec la Nature. Elle habillait les arbres des plus beaux fruits, versait au coeur de chaque fleur les plus subtiles fragrances et multipliait à l'infini les grains dorés de chaque épi de blé. L'autre moitié de l'année, je devais descendre au coeur de ce souterrain royaume et regagner mon hivernale demeure. Ma mère, souffrant de mon absence, délaissait alors la Nature. Les arbres, dans une lente agonie colorée, perdaient leurs vêtements printaniers, les parfums enivrants des fleurs s'estompaient jusqu'à disparaître complètement, et les blés, ne pouvant supporter l'arrivée de la froide saison, mouraient. Impuissante, j'assistais depuis mes quartiers d'hiver à la mort du monde extérieur, attendant patiemment mon printanier retour parmi les hommes.

Rose



Belle était, selon les dires des habitants de La Porte – petite commune de l'Indiana – une femme robuste, forte et courageuse. Personne ne connaissait exactement le passé de la norvégienne, mais les rumeurs, colportées bien volontiers par les femmes du village, parlaient d'un mari décédé dans l'incendie de la maison familiale et d'une fuite vers l'Ouest, les trois enfants sous les bras. On racontait que les assurances lui avaient offert une somme non négligeable en dédommagement de la destruction de la demeure et de la mort de son mari – bien maigre consolation au vu de la douleur et du chagrin qu'elle avait dû subir – et qu'elle avait, grâce à cet argent, pu acheter la ferme dans laquelle elle et sa petite famille vivaient à présent.

Il avait, comme tant d'autres hommes et femmes de l'époque, répondu aux chants des sirènes du Nouveau Continent et, après une long voyage en train à travers la Norvège, il avait embarqué à Bergen dans un bateau avec comme destination New-York. De longues semaines de traversée dans la promiscuité d'une seconde classe surpeuplée d'émigrés européens l'avaient éreinté, mais c'est le cœur léger et heureux qu'il débarqua sur le sol américain. Quelques semaines de recherches de travail infructueuses et les conseils insistants d'un compagnon de traversée le conduisirent dans la ville de Saint-Louis, là où le travail était réputé abondant.

La quantité d'argent devait être en effet conséquente car Belle Gunness s'était rendue propriétaire d'une des plus belles fermes du comté de La Porte : les terres étaient immenses et particulièrement fertiles et les bâtiments, rénovés il y a peu par les anciens propriétaires, permettaient de loger une famille nombreuse, d'abriter plusieurs espèces d'animaux, de stocker le foin en grande quantité et de mettre à l'abri des intempéries les machines agricoles.

Saint Louis était, au début du XXème siècle, une ville en plein changement. Les IIIèmes Jeux Olympiques modernes et l'Exposition Universelle de 1904 avaient fait décoller l'économie de la région et la main d'œuvre arrivant des quatre coins de l'Europe était sûre, disait-on, d'y trouver un travail bien rémunéré. Le mouvement de recrutement intensif s'essouffla, malheureusement, assez rapidement et lorsque George Anderson foula le sol du Missouri, le seul secteur qui continuait encore à embaucher était le secteur minier.

Belle, ne pouvant abattre seule la quantité de travaux que la ferme exigeait, fit alors publier dans la presse des annonces afin de recruter un ouvrier agricole qui puisse l'aider à soigner les animaux et à s'occuper des champs. De nombreux hommes, répondant à ses annonces, défilèrent mais aucun d'eux ne fit vraiment l'affaire. Venant des quatre coins du pays, tous firent le voyage jusqu'à La Porte mais aucun n'y resta plus de quelques jours.

La vie dont il avait rêvé n'était pas celle qui l'attendait à 700 mètres de profondeur, là où il passait 10h par jour dans l'obscurité, la poussière et le froid. Un soir d'avril, feuilletant négligemment le journal, son œil se figea sur une annonce : une charmante veuve de l'Indiana était à la recherche d'un homme partageant les mêmes valeurs afin de construire un avenir dans des conditions sentimentalement acceptables et économiquement satisfaisantes. Le corps fatigué par la journée de travail au fond de la mine et le cœur esseulé par tant d'années de solitude, il se décida, dans l'espoir d'une vie nouvelle au milieu des vertes plaines de l'Indiana, d'écrire une lettre en réponse à cette annonce qui, peut être était-ce un signe du destin, avait su attirer son regard. À cette première lettre, bien d'autres suivirent et après une correspondance qui s'intensifiait au fil des semaines, il attendit la paye du mois d'octobre et rassembla dans une petite valise les quelques vêtements, les maigres économies en sa possession et prit un billet à destination de l'Indiana.

Elle attendait avec impatience l'arrivée de cette homme à qui elle écrivait depuis quelques mois. Originaire de la région de Trondheim, comme elle, il semblait sympathique, travailleur, bienveillant et de caractère plutôt joyeux. Dans la dernière lettre qu'il lui avait envoyé, il annonçait sa venue pour la fin du mois. Elle s'était renseignée à la petite gare locale de La Porte sur les horaires des trains et le mardi 5 novembre 1907, en fin d'après-midi, elle attendit, impatiente, l'arrivée de son correspondant.

Il descendit du train et chercha du regard la femme avec qui il avait correspondu ces dernières semaines. Une rose rouge à la main, le cœur battant la chamade, il se dirigea vers celle qui, debout sur le quai, l'attendait. Les nombreuses illusions que son esprit avait fomenté depuis des semaines furent quelque peu mises à mal par la froideur dont fit preuve sa correspondante, mais mettant cela sur le compte de la timidité, il décida de ne pas lui en tenir rigueur.

Arrivée à la ferme, elle montra au jeune homme la chambre qu'il allait occuper : une pièce relativement austère avec pour seul mobilier un lit et une table de chevet sur laquelle était posée une lampe à huile. Après lui avoir communiqué l'heure du souper, elle prit congé de son nouvel arrivant, sans le moindre signe d'affection. Le dîner d'accueil, un repas assez frugal, fut servi dans un silence pesant et le jeune homme, quelques minutes après que la dernière cuillerée du dessert fut avalée, alla se coucher.

C'est avec beaucoup de difficulté, l'esprit embué par un sentiment de déception découlant de cet accueil qu'il jugeait peu chaleureux, qu'il parvint à fermer les yeux et à plonger son corps dans un sommeil réparateur. Un bruit de porte claquée et le crissement du plancher l'extirpèrent de son sommeil en pleine milieu de la nuit. Alors que ces yeux s'habituèrent à peine à l'obscurité régnante, la porte de sa chambre s'ouvrit et c'est avec stupéfaction qu'il découvrit, se tenant dans l'embrasure, la femme qui l'avait accueilli quelques heures plus tôt, une bougie allumé dans la main droite et un marteau brandi dans la main gauche.

Bien des années plus tard, les habitants du village assistèrent, impuissants, au plus grand incendie qu'eût jamais connu le comté. La ferme de la femme norvégienne, ainsi que les bâtiments adjacents, partirent en fumée en l'espace d'une nuit, emportant avec eux les corps de Belle Gunness et de ses deux enfants qui vivaient encore sous son toit, la troisième fille, l'aînée, ayant été envoyée en pension dans une école luthérienne pour filles de Los Angeles bien des années auparavant. Le coroner et son équipe, une fois les dernières flammes éteintes, découvrirent au milieu des cendres les restes fumants d'une femme décapitée et des deux enfants. Le juge du comté concluant à un incendie accidentel, l'affaire fut rapidement classée et les villageois tâchèrent de faire disparaître de leur mémoire le plus rapidement possible le souvenir de ces rougeoyants éclats destructeurs et assassins illuminant la nuit. Ils y parvinrent tant bien que mal jusqu'à ce jour de mai 1908.

George Anderson avait emménagé depuis quelques mois dans la ville de Chicago où il survivait, depuis son séjour à La Porte, grâce à des petits boulots successifs lorsqu'un matin, se rendant au travail, il put apercevoir sur un kiosque à journaux un titre qui s'étalait en première page d'un quotidien et qui attira son attention. En gros caractères d'imprimerie sur la une du journal, on y découvrait le nom de la femme qu'il avait connu il y avait six mois. Sortant de sa poche quelques cents, il acheta le journal et lut : l'Amérique découvre, effarée, les agissements sans nom d'une habitante de La Porte, Indiana. Les autorités locales ont découvert la nuit dernière les cadavres de 39 personnes, enfouis quelques pieds sous terre, sur la propriété de Belle Gunness, une émigrée d'origine norvégienne, installée depuis plusieurs années dans ce paisible comté. La police a pu identifier, parmi les nombreux corps, celui de son premier mari et de ses deux premiers enfants, celui de son deuxième mari et de sa fille, les corps de 6 de ses prétendants, tous fermiers dans la région, ceux de ses 3 enfants, morts dans l'incendie que l'on considérait jusqu'à hier comme accidentel, ainsi que celui d'une jeune femme ayant servi à faire croire à la mort accidentelle de la meurtrière. Les autres nombreuses victimes seraient toutes des ouvriers agricoles auxquels la jeune femme avait fait appel pour l'aider aux travaux des champs.


Description d'une cerise

L'ensoleillement sans précédent de ce printemps 1872 avait rapidement effacé sa douce fleur blanche au coeur d'or, dont les pétales, bercées par une brise tiède, avaient flotté quelques minutes dans les rues désertes de Gerland avant d'atterir sur les eaux calmes du Rhône. De cette blanche enveloppe qui avait annoncé sa naissance, elle n'avait conservé que son berceau de sépales au sein duquel elle s'était silencieusement développée pendant les premiers jours du mois de mai. À travers l'ombre du feuillage, elle s'était peu à peu libérée de ce cocon de verdure qui avec le temps était devenu trop étroit et avait offert au soleil printanier son premier visage. Elle était encore trop jeune, trop dure et trop amère pour être offerte à des papilles avides de plaisir, mais elle pouvait compter sur une exposition parfaite, un léger ombrage et une température idyllique pour s'épanouir pleinement et devenir ce petit coeur charnu qu'un passant gourmand viendrait croquer avec délectation. Autour de sa candide graine, un corps voluptueux se développait jour après jour et sa robe vermeille, dans sa jeunesse fade et terne, aujourd'hui dépoussiérée par une brise cajolante, brillait innocemment. Ce juvénil fruit ne connaissait pas encore le destin particulier que lui avait réservé la vie mais, suivant l'exemple de ses innombrables voisines, elle s'efforçait de se rendre la plus alléchante et la plus désirable afin d'être cueillie par un être qui transporterait sa frêle graine loin de son berceau originel. Elle s'offrait aujourd'hui dans toute sa beauté : son habit, d'une profonde couleur rouge aux sombres reflets, ne demandait qu'à être caressé par des mains humaines, sa chaire, débordante de générosité, était obsédée par la pensée d'une paire d'incisives mettant à nu son corps lascif et libérant les saveurs les plus profondes qu'elle avait à offrir.
C'est par une fraîche matinée de juin qu'un homme, Léonard Burlat, alors soldat en garnison dans le régiment d'artillerie de Lyon, vint à passer à ses côtés. La vue de ce sensuel fruit, révélé dans toute sa pureté et son ingenuité, provoquèrent chez le garçon une soudaine salivation et, obsédé par ce globe charnel, il ne put s'empêcher de tendre la main vers elle. Malgré le sauvage désir qui habitait le jeune militaire de sentir cette naïve chair se promener sur sa langue, le fruit fut détaché par une délicate caresse et un léger craquement annonça sa libération tant désirée. Elle fut placée au creux de sa main moite, écrin naturel qu'elle avait convoité pendant toute sa vie et, exposée au regard impudique de son amant, elle s'était sentie fondre. Elle avait été transportée jusqu'aux lèvres fleuries de son premier et dernier compagnon et dans un mouvement ferme et autoritaire de ses incisives, elle avait succombé au désir, offrant au palais de son adorateur les douceurs infinies que sa charnure laissait transparaître.